"La prison Juive"

un essai dérangeant

Samedi 15 Novembre 2003 N°1409

Un livre vient de paraître. Il a pour titre "La prison Juive". Cet essai, au titre surprenant, suscite dans la société juive une vague de commentaires et les plus renommés de cette société ont pris la plume afin de faire part à l'opinion de leurs réactions. C'est ainsi que le "Nouvel Obs" du 30 octobre au 5 novembre rend compte d'un débat profond sur la religion juive de notre époque qui est celle de la shoah et a aussi de l'Etat d'Israël. L'auteur de ce livre est une personnalité éminente puisqu'il s'agit de Jean Daniel, fondateur-Directeur du "Nouvel-Obs", Editorialiste, écrivain et témoin perspicace de notre temps. Aussi, réagissant à l'originalité de cet ouvrage au titre insolite, les plumes célèbres d'Alain Finkielkraut, du grand ranbin René-Samuel Siraat, d’Idith Zertal, historienne, et de Théo Klein, avocat, résistant, ancien président du Crif prennent-elles part, à leur manière, au débat ainsi ouvert. Il n'est pas dans mon intention de m'immiscer dans cette affaire, encore moins de prendre position. Simplement, puisque cet événement est maintenant du domaine de l'Opinion publique, je me limiterai, en en soulignant l'importance, à quelques réflexions que ce texte suggère à un chrétien.

Ce texte, comme toujours chez Jean Daniel, est clair, son style est agréable, élégant, finement nuancé. Il est difficile de résumer convenablement une telle œuvre. J'en retiens un pessimisme de base, une émotion, surtout une interrogation. J'oserais dire que cet échange qui en découle exprime l'esprit tourmenté, toujours en éveil, des enfants d'Israël. Comme dans ce film ancien, dont le thème était biblique, où l'action était bruyante, guerrière et le peuple Juif était en plein combat mais, dans les rares séquences de paix, de repos, une rumeur sourde, à peine perceptible subsistait, témoignant de l'inquiétude de ce peuple jamais en repos. Jean Daniel souffre, s'interroge, est quelquefois perplexe. I1 est amené à comparer les Saintes Ecritures qui traduisent la volonté de Dieu, aux comportements de l’Etat d'Israël. Il écrit "c'était là le piège"... En étant fidèles à l'Alliance qui préconisait le retour à Sion, ils devenaient, les juifs, infidèles à l'injonction de n'être que des prêtres et des témoins. Et de rappeler le propos du philosophe juif Martin Buber "Qu'il n'y aura évidemment de légitimité pour l’État Hébreu, que dans la mesure où celui-ci se fera accepter par tous ses voisins". Ce qui, dans la courte histoire du récent Etat d'Israël, ne fut pas le cas. Cette hantise de vivre, dans les faits, les paroles de l'Ecriture et de constater l'échec de cette tentative, fit déclarer à Golda Meir, cette phrase pleine d'infinie douleur: "Nous vous pardonnerons peut-être un jour d'avoir tué nos enfants, mais nous ne vous pardonnerons jamais de nous avoir mis dans la situation de tuer les vôtres". Et Jean Daniel de commenter: "N’y a-t-il pas une contradiction cruelle entre l'octroi à Israël d'une terre confisquée à d'autres et l'exigence d'une sainteté nationale ?".

Jean Daniel est lucide, courageux mais Théo Klein, en l'admirant, souligne que sa référence à Job - on pourrait ajouter celle au Deutéronome - ouvre les chapitres de ce beau livre sur "ce chant désespéré". Ce qui frappe le catholique que je suis, est ce phénomène que je ne rencontre que dans le peuple juif, je préciserais peut-être plus spécialement chez les fondateurs et pionniers de l'Etat d'Israël : c'est l'incroyance des hommes lesquels, étrangement, se réclament pourtant du Livre. Jean Daniel écrit: "Un pays, une nation, un Etat, un peuple tout entiers fondés sur le Livre. Et quel Livre !" Il poursuit: "La première fois que j'ai rencontré Ben Gourion, comme il me parlait de Spinoza, je lui ai demandé s'il croyait en Dieu". Sans doute, Jean Daniel qui fait part de sa propre incroyance était-il intéressé par un avis émanant d'un personnage d'une telle stature ? Or non seulement Ben Gourion n'a pas été choqué par cette question mais il a répondu qu'elle n'était pas Israélienne. Pour lui, l'un des fondateurs de l’Etat Hébreu, alors premier ministre, il suffisait de "croire au Livre". D'ailleurs il l'avait sur sa table, le Livre, et disait "qu'il s'en servait pour tout et n'importe quoi". On pouvait donc séparer la Religion de la Révélation, s'interroge Jean Daniel. Ben Gourion répondait qu'il ne s'agissait pas de "refuser la transcendance derrière le texte, mais d’éviter de la définir". Un souvenir me revient à l'esprit, un fait qui m'avait intrigué à l'époque: Lors des obsèques du Général De Gaulle, tous les chefs d'état, et autres sommités internationales présentes quittèrent la cathédrale de Paris au terme de la cérémonie. Ben Gourion resta seul et, lentement, traversa pensif, la nef centrale, le visage méditatif. L'ampleur vivante de cette imposante cérémonie l'avait sûrement invité à méditer sur la nature, pour lui indéfinie, de cette transcendance.

Jean Daniel rappelle ce qu'est un Etat tel que le définissait Hegel: "un Etat est un monstre froid qui n'a pas d'alliés et qui n'a que des intérêts". Comment un peuple de prêtres peut-il, en effet, être à la tête d'un tel Etat? Et Jean Daniel écrit quelques lignes que, personnellement, j'ai ressenties comme terribles: "L'avènement d'Israël devient alors une rupture. Cet événement se substitue à l'arrivée du Messie... il rend moins vive l'antique Espérance et moins nécessaire l’Attente ".

Pourtant, c'est le contraire qui est écrit dans le Livre; le Livre annonce la venue du Messie; Isaïe, en particulier, chante la gloire à venir de Celui qui est attendu "Voici que j'envoie mon Messager devant Lui pour préparer la Route". Pourquoi alors, un tel paradoxe dans l'âme de ces hommes qui sont des observants sans croyance? Seraient-ils prisonniers du Texte ? La " prison juive " serait-elle la Loi dans une interprétation littérale du Testament dit ancien ? La Lettre avant l’Esprit, comme définition, ne peut apaiser un esprit d'aujourd'hui en quête d'authenticité. Le dialogue nécessaire entre les Juifs et les chrétiens est fondamental à notre époque. Personnellement je ne peux donner un avis concernant l'Etat d'Israël. Mais, je ne peux m' empêcher de rappeler à ce propos, combien les chrétiens avertis se sont consolés de la perte des Etats Pontificaux. Certes, il faut admettre que les évêques dans certaines circonstances historiques ont dû remplir un rôle de suppléance... lequel doit être aussi court que possible. Un Etat symbolique semble donc mieux correspondre aux besoins des hommes du Livre: une chaire temporelle pour annoncer le spirituel.

Les chrétiens d'aujourd'hui sont invités à redécouvrir - ou à découvrir - l'ancien Testament; peut être les Juifs pourraient-ils de même découvrir le Nouveau. Ces Testaments "sont comme des frères" disait Origène. Les Pères ont distingué entre le sens littéral de l'ancien Testament et son sens allégorique ou spirituel... Ainsi les Ecritures Juives apparaissent comme une prophétie du Christ qui en est la Clef. Saint Augustin disait "Le Nouveau Testament est caché dans l'Ancien", "l'Ancien se découvre dans le Nouveau".

Merci à Jean Daniel, merci de son art à faire méditer les modernes. Dieu seul, que nous devons prier, apportera à tous, la Consolation. Restons ensemble le peuple de l'Attente. Paul, Juif de Tarse s'adressait à l’Univers par les Corinthiens (2è Lettre 5.17): "Si quelqu'un est en Jésus-Christ, il est une créature nouvelle. Le monde ancien s'en est allé. Un monde nouveau est dejà né".

Georges Sauge

"La prison Juive" Jean Daniel, Editions Odile Jacob.

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