Bleu horizon

Samedi 29 Novembre 2003, N°1410

Ces deux mots pourraient évoquer la poésie. La folie des hommes a fait le symbole de l'horreur que fut la première guerre mondiale de 1914-1918, celle qu'on appelle encore la Grande Guerre. Nous n'évoquons ici que très rarement ce passé bouleversant. Cependant, la lecture des livres récents, comme celle des articles innombrables de la presse, démontre que la douloureuse histoire des "poilus", vêtus de l'uniforme bleu horizon, n'est pas une histoire du passé mais que la guerre 1914-1918 "fut la matrice vénéneuse de notre siècle". Et l'écrivain Philippe Claudel alerte l'opinion, il redoute "un bégaiement de l'Histoire qui prendrait, bien sur, une autre forme que la Grande Guerre mais qui serait aussi terrible et programmatique d'une nouvelle régression de l'humanité vers l'ombre". En effet le drame de 1914-1918, la "der des ders" comme le disaient les combattants, a ouvert les portes à la logique des idéologies criminogènes et des camps de concentration qui en découlèrent.

Pour la première fois dans l'Histoire, 1914-1918 inaugure la tuerie à 1'échelle mondiale et de plus la guerre banalisée et industrialisée. Et le passage au troisième millénaire voit se développer une guerre nouvelle qui ne veut pas dire son nom: on ne déclare plus la guerre, on tue d'abord, et, le terrorisme mondial est un phénomène nouveau qui développe des racines plantées dès 1914. Aussi des intellectuels modernes ont-ils bien des raisons de redouter le futur. Mais nous vivons un temps où, sans rien abandonner des préoccupations politiques et sociologiques sur la nature des événements de l'Histoire, il est du devoir des générations d'aujourd'hui d'évoquer ceux qui ont souffert sous l'uniforme bleu horizon. Comme le disait à peu près Henri Barbusse dans son livre "Le Journal d'une Escouade", "Il faut haïr la guerre, mais avoir le plus grand respect pour ceux qui furent contraints de la faire".

J'écris ces lignes de témoignage de mémoire avec émotion: j'ai sur mon bureau, devant moi, la croix de guerre de mon père et quelques photos le montrant, avec ses camarades, dans une tranchée de la Somme en 1917. De la boue, des excréments, le sang recouvrent les cadavres ensevelis dans cette fange innommable, des cadavres - ou, plus justement - des débris sur lesquels on marche enfoncé jusqu'à la ceinture. Et puis, ce qu'une photo ne peut traduire, car dans cette bouillie gluante pullulent les rats, les puces, les poux, et stagne l'odeur pestilentiel1e se mélangeant à l'odeur de la poudre qui se dégage des impacts d'obus. Enfin la soif, la faim, le désespoir dans la peur, la terreur. J’ai appris ces détails atroces par les rares confidences de mon père. Comme beaucoup de combattants, restés en premières lignes pendant plus de quatre ans, il n'était pas bavard quand, enfant, je ne retenais que des bribes de ces récits. Plus tard, j'ai quand même réussi à recueillir quelques-uns de ses souven1rs.

Ses anciens compagnons de misère prenaient part à ces relations hallucinantes. Les grandes tueries évoquaient des noms retenus par l'histoire, tout était quasi indescriptible, aussi, avaient-ils du mal à rapporter ce qui les avait le plus marqués: les marais de Saint-Gond, les Eparges, le Mort-Homme, Lorette, la Marne ? Le plus effroyable de leurs souvenirs était peut-être la terrible tragédie du Chemin des Dames. Des dizaines de milliers de tués en quelques heures, les régiments sénégalais fauchés par la mitraille, mouchetant la neige que ces malheureux voyaient pour la première fois. Mon père racontait aussi ce que fut, peut-être, une des dernières charges de cavalerie de l'histoire. Le 10ème régiment de chasseurs à cheval dû charger sur les hauts de Meuse l'artillerie allemande, laquelle gênait les mouvements de notre infanterie. A cette époque, les officiers ne se dissimulaient jamais, ils mouraient debout. On se battait en tenue de parade, aussi "les beaux cavaliers" du 10ème chasseurs, comme le formula plus tard leur citation, chargèrent-ils en pantalons rouges, tuniques bleues, brandebourgs noirs, plumets au vent, sabre au clair. Quelques-uns en réchappèrent, mon père dut abattre Fripon, son cheval trop blessé pour continuer son galop. Parti en 1912, "le beau cavalier" revint meurtri en 1919, épousant ma mère après sept années d'attente, et quelle attente ! Ma mère me confia, un soir de novembre où adolescent j'avais accompagné les anciens du régiment à l'Arc de Triomphe - c'était leur tour de ranimer la flamme au son déchirant du clairon lors de la sonnerie aux morts - que, pendant les premiers mois de son retour, papa gémissait la nuit et criait en se réveillant en sursaut, tant la terreur du passé hantait son sommeil.

Les clairons et les trompettes sonnèrent enfin le "cessez-le-feu". Le calvaire de nombreux poilus n'était pas tout à fait terminé. Un million cinq cent mille morts, trois millions de blessés, six cent trente mille veuves, sept cent mille orphelins, six cent mille invalides, soixante mille amputés, toute une jeunesse fauchée par cette hémorragie hallucinante. Je revois encore ces malheureux gars dans les rues, traînant leurs jambes de bois, croisant les innombrables manchots, les borgnes et les aveugles frappant les trottoirs avec leurs cannes blanches. Et puis, ces pauvres blessés au visage, heureux du froid de l'hiver, ce qui leur permettait de déployer bien haut leurs grands cache-nez dissimulant leurs pauvres gueules, cassées et flétries. D'autres, presque honteux, sortant leur carte de combattant afin de quémander une place assise, dont certaines furent longtemps dans les transports publics, réservées aux anciens combattants mutilés. Enfin, hors statistiques, les drames inconnus, ceux qui ne retrouvèrent ni fiancées, ni femmes, ou des enfants dispersés. Beaucoup, de retour à leur travail, sentaient combien ils étaient des gêneurs, et tant d'autres brisés à jamais. Oui, ceux qui savent parce qu'ils ont reçu cette mémoire en héritage doivent transmettre aux générations à venir les raisons pour lesquelles ils sont nés en liberté. Mon père expliquait à ses petits enfants qu'ils pouvaient vivre heureux, car il avait payé pour eux tous. Pourtant un jour, en 1958, un chef d'état français eut l'idée aberrante de supprimer la pension des Anciens Combattants : ça coûtait trop cher... ! Lorsqu'il s'agissait de débourser pour la guerre on dépensait sans compter. Pour la reconnaissance, c'est la mesquinerie qui l'emportait. Cette pension minime représentait tout un symbole pour ces vieux oubliés que quelques-uns traitaient de radoteurs. Aussi, devant la protestation générale, le gouvernement recula et les pensions furent rétablies pour les plus de 65 ans.

Cette guerre - mais c'est un autre problème - fut longuement entretenue pour des raisons politiques et économiques qui avaient peu à voir, avec le patriotisme. Les poilus n'étaient pas dupes, leurs lettres en témoignent largement. Tout le pays s'est félicité de l'ampleur des cérémonies du 85ème anniversaire de l'armistice du 11 novembre 1918. Ce succès nous le devons aussi à ces jeunes écrivains, femmes et hommes, qui ont retrouvé dans de vieux greniers ces lettres jaunies écrites aux tranchées. Remercions-les de leur pieuse initiative à laquelle je m'associe. C'est un devoir de transmettre aux générations futures tout le respect et l'admiration que l'on éprouve envers ces héros qui ont sauvé les plus hautes valeurs de la civilisation.

Après leur disparition, je n'ai retrouvé aucune des lettres de mes parents, écrites au cours d'une attente si tourmentée. Ils étaient discrets, pudiques même. Sans doute voulurent-ils garder pour eux leurs souffrances afin de réserver à leur descendance le visage apaisé de la joie et du bonheur. Ils y ont parfaitement réussi. Ce fut leur plus belle victoire.

A nous, tous les enfants du monde, de parfaire la victoire des "bleu horizon". Que toutes ces croix de guerre se fondent au feu de l'amour afin d'ériger sur la terre la croix glorieuse de la paix promise par son Prince : le Seigneur Jésus-Christ.

Georges Sauge

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