L'abbé Pierre

Lettre d’information n°1454, Samedi 3 Février 2007


     Comme tout le monde, pour une fois, je céderai à l'attente générale en parlant de l'abbé Pierre. Exercice peu aisé car, au moment où paraîtra cet écrit, tout aura été dit sur l'homme qui fut "le plus célèbre des Français". Il est difficile donc, de traiter ce sujet en apportant des informations nouvelles. Il convient, afin de mieux cerner la personnalité exceptionnelle de l'abbé Pierre, d'insister sur ce qui -à mon avis- a été peu développé.
Né à Lyon, dans une famille aisée et catholique, de santé fragile, le jeune Henri Grouès, de son vrai nom, étudie d'abord chez les jésuites puis, au terme d'une longue méditation, il entre chez les capucins, branche sévère de la famille franciscaine. A cause de sa santé, son supérieur lui conseille le clergé séculier, ce qu'il fait il est ordonné peu avant la 2 ème guerre mondiale. Après la défaite il rejoint De Gaulle à Alger, embarque sur le "Jean Bart", se bat avec vaillance, fait de la résistance, s'expose souvent au pire. Enfin, il devient député pendant environ six ans. Il ne prend qu'une seule fois la parole à l'Assemblée, pour demander l'invalidité des parlementaires ayant, du temps de Vichy, été décorés de la Francisque; un seul était dans ce cas: François Mitterrand. Il gardera le surnom de "Pierre"; dernier nom du résistant qu'il restait...


      Pierre, était plus qu'atypique. D'une grande douceur, il était aussi gêneur, remuant, risque-tout. Entraîneur, il faisait partager son enthousiasme. Une disposition semblait dominer: son rapport avec la mort. Ce rapport était peut-être le plus surprenant chez lui, car il semblait être le contraire de sa personnalité. I! y avait en lui un combat permanent, d'où son inquiétude profonde, son interrogation continuelle non seulement sur son action mais encore davantage sur les grandes questions que lui inspiraient sa foi, son amour de l'Eglise et la recherche éperdue de Dieu... d'où l'étrangeté fréquente de certaines déclarations ou de ses écrits. Il voulait voir Dieu, il était et vivait dans cette attente. Lorsqu'il apprit la mort de Mère Thérésa, il s'exclama: "La veinarde!"


      Emmaüs avec tout son réseau international est une entreprise gigantesque au service des pauvres, ceux que l'illustre prédécesseur Saint Vincent de Paul appelait "Nos Seigneurs les malades". La célébrité de l'Abbé éclata un soir où il apprit la mort par le froid d'un nourrisson, puis celle d'une femme, sur un boulevard par -l 50• C'était le 1er février 1954. Aidé de Maurice Lemaire, alors ministre du logement, après avoir surmonté quelques péripéties, à midi, ii prit la parole à la radio d'Etat, et des millions d'auditeurs entendirent une voix poignante: "Mes amis, au secours... Il faut que ce soir même dans toutes les villes de France, dans tous les quartiers, il faut qu'une pancarte surmontée d'une lumière proclame: «Toi qui souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir, ici on t'aime». C'est immédiatement la ruée nationale, on apporte vivres, argent, couvertures, un immense élan de charité secoue le pays de sa léthargie égoïste. Dès lors,"l'abbé Pierre" est né. Il devient porteur de révolution, il déclenche la croisade des pauvres, l'élan du partage. Comme autrefois Vincent de Paul, le curé de Clichy reçu par le Roi, Pierre est reçu par toute la gens des décideurs qu'il secoue comme des pruniers bien fruités. Il redonne ainsi une confiance qui rendra féconde l'action d'un grand nombre de bonnes volontés écrasées et découragées par les difficultés pratiques. Il ragaillardit les hésitants, le travail commence. Le retentissement de sa fondation est indiscutable et l'impact déclenché ne peut que porter des fruits dignes de l'intuition première.


      L'immense ferveur de tout un peuple s'inclinant devant son cercueil sur lequel sont déposés son célèbre béret et sa canne, témoigne de la reconnaissance de milliers de malheureux sauvés par cette entreprise hors du commun. Un soir, invité à un dîner fêtant, si mes souvenirs sont exacts, l'anniversaire d'un fidèle d'Emmaüs, son attitude m'a frappé tant elle était humaine de simplicité, de bonne humeur. Sa fragilité physique apparente dégageait, assez curieusement, une force, une puissance. Une bonté aussi, lourde comme l'amour, une bille d'or dans une coquille de noix.
Il faut dire, que l'homme, je serais tenté de dire le bonhomme, était aussi un lettré, également un habile navigateur, on retrouve le marin du "Jean Bart". Il avait su, durant ses études et plus encore lors de son séjour à l'Assemblée Nationale, apprendre beaucoup de choses de la politique. Sous cet angle, il vivait un autre paradoxe: Ainsi il n'aimait pas les combines des politiciens, encore moins la propagande qu'il croyait opposée à la simplicité de l'Evangile. Pourtant lui, a su toute sa vie tirer leçons et ressources de ce qu'enseigne la Psychologie Sociale. Il a su profiter des moments favorables pour intervenir en public. Il a su employer les mots et le style qui touchent le peuple. Sa déclaration de guerre à la misère, sous forme de lutte et de croisade, sonne comme une réminiscence de l'appel du Général De Gaulle le 18 Juin 1940. Ses coups de gueule "improvisés" étaient longuement mûris et éclataient comme une grenade, au bon moment. Et puis, l'abbé cultivait sa trogne et sa silhouette. Les premiers temps du combat on découvrait un jeune prêtre en blouson populaire et collier noir du bretteur toujours sur le pré, tout en parcourant le monde. Plus tard, la silhouette s'imposa comme celle d'un pélerin peinant, aidé de sa canne et arborant la barbe blanche des patriarches ou des prophètes... selon les circonstances.


      Peut-on discuter un homme d'une telle envergure? surtout un homme d'Eglise?...


     A ce niveau, les commentaires apportés par des célébrités ou des inconnus, appellent à réflexions. Beaucoup tiennent à se déclarer athées ou agnostiques et, parmi eux, certains se plaisent à évoquer ses différends avec 1'Eglise-institution, en même temps qu'ils reconnaissent sa foi en son Dieu. L'un de ses intervenants, lors d'une émission télévisée, a presque avoué: il s'agit de laïciser les valeurs chrétiennes qui ont inspiré l'abbé Pierre. Pourtant la foi en Dieu et en Jésus-Christ était ce qui nourrissait son action. Les Dieux, sur ce plan, n'existent pas. Que certaines formulations jugées incompatibles par l'Eglise, avec l'enseignement ordinaire, lui aient valu certains rappels de l'Episcopat et même de Rome est une attitude logique de la part des gardiens de la foi que sont les Evêques successeurs des Apôtres. C'est une coutume bonne et assez fréquente en Eglise. Clercs et laïques ont le droit, et parfois le devoir, de s'exprimer en Eglise, de s'exprimer en toute liberté. Et tous ces chrétiens, disons presque tous, qui militent en Eglise, ont connu ces mises en garde qui alternaient souvent avec des encouragements. Mais il ne faut pas demander à l'Eglise ce qu'elle ne peut donner: ainsi de la possibilité d'accepter le mariage des prêtres. L'abbé Pierre n'a jamais dit que le prêtre pouvait se marier; il a évoqué l'ordination d'hommes mariés, ce qui est très différent et peut parfois être possible. Le prêtre ne peut se marier et l'abbé Pierre a souvent expliqué la grandeur du sacerdoce en montrant la disponibilité que le célibat donnait aux prêtres. Il précisait que l'obéissance et la fidélité l'emportaient sur un désaccord possible; pour ces raisons il avait même désapprouvé l'attitude de Monseigneur Gaillot.


      Un très grand serviteur de l'Eglise a enfin, selon son désir ardent, rejoint la Maison du Père et la Paix du Royaume.


      Comblé par le Maître du Ciel, qu'il agrée le Merci de la Terre.


Georges Sauge.

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